Planqués dans les gourbis ou adossés aux parois de la tranchée, on attend l’ordre du feu, la soupe ou la relève. Pendant que les mines explosent et que les gaz asphyxiants nous abîment encore un peu plus, nos pantalons garance sont passés de mode. L’armée française a opté pour un uniforme plus discret. Nous voilà en bleu horizon. De l’autre côté, derrière les fils barbelés, se trouve toujours l’ennemi à abattre. À supprimer. Et ne nous demande pas pourquoi, il y a bien longtemps qu’on en a oublié les raisons. Les a-t-on connues un jour ?
Simon, jeune romancier en quête de reconnaissance, se laisse peu à peu envahir par le personnage de son deuxième roman, Martin, fermier poyaudin mobilisé en 1914. Lentement, l’horreur des tranchées submerge le quotidien de l’écrivain vampirisé par son héros. De Simon ou de Martin, lequel rencontrera son destin, un matin d’avril, sur le plateau du Chemin des Dames?
Extrait du livre :
Dans le train qui emmène le 4ème régiment d’infanterie vers le nord, les fantassins, agglutinés dans les wagons de 3ème classe, laissent éclater un solide enthousiasme. Le long des voies, les gosses, les femmes et les vieux envoient des saluts et des baisers. « Vive la France ! ». Aussitôt, cinquante voix entonnent la Marseillaise « … le jour de gloire est arrivé… ». A chaque passage en gare, on tend des litres de vin que les hommes attrapent des fenêtres. L’euphorie entraîne un formidable tumulte. « Nous repasserons en sens inverse avant l’automne ! ». De vieux territoriaux, la baïonnette au canon, semblent envier ces hommes qui, dans quelques jours, combattront l’ennemi dans l’ardeur de leur baptême du feu.
Les paysans, d’abord tourmentés par la moisson inachevée, ont fini par se joindre à la gaîté des autres mobilisés. Le départ pour la guerre prend des allures de fête. La victoire semble fleurir au bout de la voie de chemin de fer. Elle est évidente. Sans sous-entendus. Beaucoup de ces hommes quittent leur région natale pour la première fois. Ils découvrent la campagne champenoise avec ravissement. Comme le pays qu’ils vont défendre est beau ! Somptueux ! Cette terre, ces bois verts, ces champs plantureux… tout cela représente la Patrie. Et c’est pour elle qu’ils quittent leur femme, leur famille, leur maison, leur métier… C’est pour que sa noblesse reste intacte, qu’ils comptent combattre ardemment. « On les aura ! », « Allez les p’tits morvandiaux… les bourguignons… mettez-y sur la goule aux enfifrés de Guillaume et ramenez-nous des colliers d’oreilles de Pruscos ! ». Chaque harangue lancée à la volée ravit la bonne humeur des soldats.
Bien sûr que les gars de chez nous vont en découdre. Ils espèrent juste, tous autant qu’ils sont, inscrire un ennemi à leur tableau de guerre. Aux dires du gouvernement français, le conflit risque d’être de courte durée. Pourvu que chacun d’entre eux croise au moins un Allemand à occire afin que le bonheur soit complet et que l’on n’ait pas fait le voyage pour rien.
Le caporal Brosse est loin des aspirations de ses camarades. Il ne s’abandonne pas au plaisir des joyeux va-t-en-guerre. Il est resté pensif, absent pendant un long moment. Il ressassait son départ et ses souvenirs encore frais tournaient et retournaient dans sa tête. Certains le déchiraient. D’abord parce que tous les hommes des Lorets, excepté le vieux Félicien, quittaient la ferme. Foys, mobilisé… Boudier, mobilisé… l’exploitation perdait toute sa force, sa vigueur, sa virilité.
Notes perso :
Chacun de mes romans se nourrit de rencontres. Les Ombres de Craonne, c’est pour moi l’histoire de mon amitié très forte pour Noël Genteur, maire de Craonne, mais avant tout mémoire vivante du Chemin des Dames. En avril 1997, j’écoutais l’émission de Daniel Mermet, Là-bas si j’y Suis, sur France Inter, consacrée à l’offensive de Nivelle, le 16 avril 1917 à Craonne. Soudain, j’ai entendu la voix émouvante d’un intervenant. Cet homme parlait de la Première Guerre Mondiale avec un humaniste rarement entendu. Ce jour là, je me suis dit qu’il fallait à tout prix que je rencontre celui qui parlait si juste : C’était Noël Genteur. Il m’a invité chez lui comme si j’étais son petit frère et m’a raconté le Chemin des Dames. J’ai écrit la fin de mon roman dans son bureau, à Craonne, le 16 avril 2008…