Romancier à plein temps, le parisien Simon Mercier accepte le travail de nègre littéraire proposé par le président d’une association provinciale. Débarquant dans le village de Louvray, Simon doit se confronter à l’acariâtre Angèle, la fidèle domestique du regretté Monsieur de Ferdon, celle-là même qui détient la mémoire de l’illustre sommité et qui signera la biographie.
Comment contenter à la fois ceux qui racontent, ceux qui commandent, ceux qui lisent et ceux qui contestent ? Que restera-t-il de ces vérités après le passage du prêteur de plume ?
Extrait du livre : Simon Mercier n’aimait pas les dédicaces dans les boutiques de province ! À chacune d’elles, il se promettait de ne plus jamais les accepter. Il savait d’expérience que c’était le pire moment de son travail, que les clients lui témoignaient avec passion la plus palpable des indifférences. Bien sûr, s’il avait été un auteur reconnu, il n’aurait même pas eu le temps de lever la tête pour apercevoir les visages bienveillants de ces hommes et surtout de ces femmes qui formeraient la longue file d’attente. Ses dédicaces auraient été toutes identiques.
« À Mireille, une fidèle lectrice, amitiés, Simon Mercier ».
« À Nathalie, une fidèle lectrice, amitiés, Simon Mercier ».
« À Luce, une fidèle lectrice, amitiés, Simon Mercier ».
« A Jérôme, une fidèle lectrice, …. »
- Je suis désolé, cher Jérôme, je vais devoir faire une rature !
L’éditeur aurait négocié sa venue avec le libraire. Pas plus de deux heures d’intervention, déplacement et déjeuner remboursés. Pourquoi pas la petite enveloppe… Il ne compterait pas les livres signés, il saurait de toutes manières qu’il dédicace en moyenne quatre-vingts bouquins à l’heure. Il n’écouterait que très vaguement tous ces gens venus lui dire qu’il est génial ; tout bonnement génial. Sans un mot, il sourirait humblement mais au fond de lui-même s’entendrait répondre qu’il le sait depuis toujours. Chaque rencontre n’excéderait pas quarante secondes ; si vous voulez tenir le rythme des quatre-vingts livres à l’heure, il y a des règles à respecter.
A l’issue du temps qu’il se serait imposé et malgré la quinzaine d’admirateurs inassouvis, il se lèverait et irait saluer le commerçant, sa femme et les deux ou trois larbins qui constitueraient la force de vente de la boutique. Puis, il quitterait la librairie aux bras de son attachée de presse, une jolie femme de vingt ans de moins que lui, de trente s’il était sexagénaire.
Pourtant, aujourd’hui encore, Simon Mercier n’avait pas osé refuser d’aller se perdre si loin de Paris. Son éditeur n’était de toute façon pas d’humeur à s’en laisser conter.
Personne n’achètera de lui-même un roman de Simon Mercier. Le lecteur n’a que l’embarras du choix. Il peut sans aucun problème vivre sans vous. Le contraire n’est pas vrai. Il faut multiplier vos interventions. Il n’y a que comme ça qu’on va s’en sortir !
Simon aurait voulu dire que la quantité vendue n’avait rien à voir avec la qualité de ses textes, qu’il avait compris depuis longtemps qu’il ne gagnerait jamais beaucoup d’argent de sa plume et que ce n’était pas ça le plus important pour lui. Mais il se taisait, car il savait très bien qu’à cet instant son éditeur ne pensait qu’à sauver son entreprise. En même temps, ce type devait croire en lui étant donné la confiance qu’il lui témoignait depuis dix ans. Le huitième roman de Simon Mercier était sorti à l’automne dernier dans une totale confidentialité. Une critique de la presse nationale s’était prise d’affection pour l’écriture de Simon et de façon tout à fait dithyrambique chroniquait chacun de ses romans. C’était particulièrement touchant et très agréable à lire mais ça ne modifiait en rien les ventes.
Histoire de montrer sa bonne volonté et surtout de s’assurer une édition pour son prochain titre, Simon a pris le train, ce matin, gare Montparnasse. Arrivé une heure plus tard à Louvray, il a marché un moment. C’était un bled quelconque comme la campagne sait si bien en fabriquer. Avec un état d’esprit un peu moins bougon, Simon aurait certainement apprécié le style médiéval des maisons et des étroites ruelles sombres qu’il emprunta jusqu’à déboucher sur la petite place pavée du cœur de bourg que des commerces entouraient. Sur la vitrine de la minuscule librairie-maison de presse, une affichette annonçait sa venue. « Simon Mercier, auteur du roman Un Mont d’Ailleurs sera présent samedi toute la journée à partir de 9h30 ». Une journée entière à poireauter dans cette cambuse avec l’espoir de vendre trois ou quatre livres : le rêve !
Simon poussa la porte et se présenta devant une femme qui terminait de recharger des quotidiens sur un présentoir.
- Je vous attendais un peu plus tôt…
Il devait être quelque chose comme 9h45 et Simon n’avait pas l’impression d’avoir raté énormément de vente en un quart d’heure. La commerçante lui désigna une petite table de jardin en fer, recouverte d’une feuille de papier crépon rouge. Le temps que Simon s’y installe, la femme apporta une trentaine de romans qu’elle disposa en tas.
- Je ne suis pas certain de vendre tout ça, plaisanta Simon.
La libraire n’avait pas spécialement envie de rire.
- Le diffuseur m’a pourtant dit que vos dédicaces marchaient bien. J’espère qu’on ne va pas prendre un bouillon !
A priori, l’investissement de la commerçante n’était pas vertigineux. Excepté la conception rudimentaire de l’affichette, la commande et la réception des trente bouquins, que le diffuseur lui reprendrait sans difficulté en cas d’invendus, et éventuellement un café à l’auteur, rien d’autre ne la mettrait outrageusement dans les frais.
D’un café, Simon n’en goûta que l’illusion. Jusqu’à midi, les clients, déambulant pourtant en nombre, évitèrent soigneusement la petite table et le pauvre type qui végétait derrière. Ils achetèrent leurs journaux et des magazines puis s’excitèrent sur les jeux de hasard. En fin de matinée, une cliente demanda à la commerçante si elle n’avait pas une idée de cadeau pour l’anniversaire de sa vieille maman qui aimait lire. Elle lui vendit sans hésiter Ce ciel aux couleurs d’amour, le dernier bestseller de l’incontournable Alain-Paul Sorbier. Écœurant !
Notes perso :
Le prêteur de plume est pour moi une petite récréation après Emmène-moi là-bas et Qui s’en souvient ? J’avais envie d’une histoire un peu moins noire que les romans précédents et celui-ci à une légèreté relative qui me sort un peu de mon univers habituel. Puisque je sais qu’on me posera forcément la question, je précise que ce prêteur de plume n’est pas moi ! Et si je l’’appelle Simon Mercier, comme le romancier des Ombres de Craonne, c’est pour mieux vous faire croire que tout ceci n’est que romance !